Récit

Une identité juridique pour tou.tes

En Afrique, plus de 40% de la population ne peut actuellement pas prouver son identité. Une situation lourde de conséquences pour les quelque 500 millions de personnes concernées, qui ne peuvent accéder à des services essentiels : soins de santé, éducation, protection sociale… Le Fonds Urgence Identité Afrique créé au sein de la Fondation Roi Baudouin veut s’attaquer à cette problématique en dopant l’enregistrement civil des naissances.

"Des chiffres alarmants, un enjeu colossal pour l’avenir". La situation que décrit André Franck Ahoyo, Délégué général du Fonds Urgence Identité Afrique, n’a rien de réjouissant. "Sur les quelque 500 millions de personnes sans existence juridique que compte le continent africain, 95 millions sont des enfants de 0 à 5 ans qui n’ont pas été enregistrés à leur naissance. Et l’UNICEF annonce qu’à horizon 2030, ce chiffre pourrait s’élever à 115 millions". Pourtant, des instruments juridiques censés accorder à chacun le droit à une identité légale existent : Déclaration universelle des droits de l’homme, Pacte international relatifs aux droits civils et politiques, Convention internationale des droits de l’enfant. "Enfin, l’Objectif de Développement Durable 16.9 précise par ailleurs : ‘d’ici à 2030, il faudra garantir à tous une identité juridique, notamment grâce à l’enregistrement des naissances’".

C’est précisément pour tenter d’inverser la tendance actuelle que Maîtres Abdoulaye Harissou (Cameroun), co-auteur de l’ouvrage ‘Les Enfants fantômes’ et Amadou Moustapha Ndiaye (Sénégal) se sont adressés à la Fondation Roi Baudouin en vue d’y créer un Fonds. "La Fondation nous a ouvert ses portes et nous a écouté avec attention. Nous avons été séduits par la facilité des démarches et la position européenne de la Fondation – nous souhaitons en effet pouvoir sensibiliser et faire du plaidoyer à ce niveau. Le réseau international de la Fondation peut aussi faire la différence dans le développement d’une approche philanthropique". C’est ainsi que début 2020, le Fonds Urgence Identité Afrique voyait le jour, avec comme axe de travail prioritaire, la promotion de l’enregistrement des naissances à l’état civil.

De multiples causes

Car c’est bien là que le bât blesse. En Afrique subsaharienne, moins d’une naissance sur deux est enregistrée. Plusieurs motifs peuvent expliquer cette situation. "Le continent africain compte aujourd’hui encore un fort taux d’analphabétisme. Nombreux sont les parents qui ignorent les démarches à effectuer pour déclarer leur enfant". Le nomadisme, l’éloignement géographique entre le lieu de naissance et l’organisme d’enregistrement le plus proche, le poids des traditions, ou encore, les enfants nés hors mariage, constituent autant d’autres obstacles. "Les politiques publiques n’ont pas non plus favorisé l’enregistrement des naissances. Dans certains pays, la délivrance de l’acte de naissance est payante. Pour certaines familles démunies qui ont un faible pouvoir d’achat, cela peut constituer un poids financier important qu’elles ne peuvent se permettre", ajoute André Franck Ahoyo. "Les carences en infrastructures sont une autre explication : beaucoup de centres d’état civil sont mal équipés, n’ont pas de registres, sont très peu – voire pas du tout – informatisés, avec du personnel très peu formé".

Et, quand ils existent, les documents d’identité sont aussi les premiers à être détruits ou volés. "De nombreux pays – dans la corne de l’Afrique (Somalie, Erythrée, Sud Soudan…) mais aussi dans la région saharo-sahélienne (Niger, Burkina-Faso, Tchad, Mali…), en Centrafrique, en Lybie… – sont sujets à des conflits armés ou des actions terroristes permanentes. Quand des assaillants prennent une ville d’assaut, l’une des premières choses qu’ils détruisent, ce sont le patrimoine et les archives au nombre desquels figure l’état civil. Même chose pour les flux migratoires : les papiers d’identité sont les premiers documents qu’on fait disparaitre pour empêcher ou compliquer tout processus d’identification des personnes qui pourrait favoriser un retour de ces personnes chez elles".

"L’identité juridique, le fondement de tout"

Pour ces "enfants fantômes", les conséquences peuvent être dramatiques ; beaucoup se retrouvant dans une situation de précarité et d’exclusion. "Sur le plan de l’éducation, les enfants qui n’ont pas d’identité juridique ne peuvent pas accéder à l’enseignement secondaire. Du coup, ils quittent précocement l’école et viennent gonfler le poids du secteur informel et l’économie souterraine". Car pour accéder à l’emploi formel, il faut aussi pouvoir prouver son identité. Même chose pour la protection sociale et les soins de santé. "Les enfants qui n’ont pas été déclarés à la naissance bénéficient très rarement de la gratuité des soins et des campagnes de vaccination. Comment voulez-vous vacciner un enfant si vous ne connaissez pas son âge ?", s’indigne André Franck Ahoyo. Cette situation porte également atteinte à la citoyenneté : pour être électeur/-trice ou pour être éligible, pour acquérir ou hériter de biens, il faut encore et toujours pouvoir prouver son identité. Impossible aussi pour les adultes d’accéder à des services financiers si on ne possède pas de documents officiels. "C’est ce qui explique en partie le faible taux de bancarisation – en Afrique, seulement 20% de la population à accès aux services bancaires, comme par exemple, détenir un compte bancaire".

"Nous voulons promouvoir une culture d’enregistrement systématique des naissances en Afrique subsaharienne auprès des parents, des collectivités locales et de l’État."
André Franck Ahoyo
Fonds Urgence Identité Afrique

Face à ce défi de taille, le Fonds Urgence Identité Afrique aura fort à faire, comme l’affirme Me Abdoulaye Harissou, Président du Comité de gestion du fonds. "Étant entendu que nous ne pouvons pas nous attaquer à l’intégralité du problème, nous avons identifié quatre priorités : promouvoir l’enregistrement des naissances auprès des États et des collectivités locales d’Afrique subsaharienne, rendre cette démarche incitative, développer et soutenir des initiatives locales qui vont apporter des solutions, et créer une plateforme pour donner de la visibilité à l’ensemble des acteurs et actions de terrain". Deux pays pilotes ont déjà été identifiés : le Sénégal et le Togo. "La pandémie liée au COVID-19 nous oblige à réorienter notre stratégie et à explorer de nouvelles actions en recourant davantage à l’usage du numérique. L’idée étant ici de faire émerger de nouvelles pratiques, qui pourront être soutenues et partagées à plus grande échelle". Une lueur d’espoir pour tous les "enfants fantômes".

www.uiafrica.org

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